La maitre machine

26

Trou misère

 

Sheep

 

 


 

  Mégildas enrage. Et même pas à cause de son bras, non non ! Ce mongolito débiloïde patenté, Master Je-voulais-bien-faire-mais-comme-de-bien-entendu-j’ai-merdé, a démonté une des pattes du katpat qui fonctionnait encore. Alors qu’il aurait pu se servir en toute logique sur le bot déjà éventré. C’est là tout le problème. Il est entouré de crétins congénitaux. Constamment. C’est au-to-ma-tique. Typique. Des bons à rien et des ânes bâtés.

  Magilan, contrit, se fait tout petit petit.

  – Puisque c’est comme ça, je m’en balek, c’est toi qui va te trimballer les ‘ivres. Et vu qu’on a l’air parti pour se taper une sacrée trotte, ça t’laissera tout le temps de t’entraîner à faire marcher c’qui te sert de cervelle, pour la prochaine fois q’t’en auras besoin, sombre quiche des sables ! lance le gros transhumain baraqué, ulcéré, persuasif en plein, dans son raisonnement inattaquable et définitif, tout en s’engouffrant goulûment de généreuses rasades, et glou et glou, jerrican au poing. Le grand primate au bras chromé tout neuf, une fois débarbouillé, perquisitionne méticuleusement la tente dévastée, en profite pour faire rapido les poches des dix cadavres saignés à blanc, ressort muni de deux carabines rongées. Puis les deux compères achèvent la mise à sac en règle de la caravane. Le poulet pusillanime, toujours penaud, se renfrogne : il vient juste de comprendre, désabusé, qu’il va devoir se farcir la bagatelle de soixante litres de flotte, additionnés de cinq kilos de poudre. Oui, plan plutôt fumeux en perspective. Enfin, Mégildas, vaincu, capitule et pique une sieste royale d’un tour tout entier de cadran. Convalescence plus que justifiée. Sur ce, revigoré et total-efficace, il daigne entreprendre sa traque. Ça y est, il piste les traces laissées par XO et son attelage déglingué, et en fin limier, ne lui faut pas plus de dix minutes, après avoir croisé la charrette désossée, pour être convaincu de la destination présumée des quatre petits enfoirés. Il connaît très bien cette interzone trésertique pour l’avoir souvent pratiquée, lorsqu’il convoyait la bouffe à Gorgdos, avec la guilde des couillons réunis.

  Magilan, lui, de tout son allant, entame, sans réellement en prendre la mesure, ce qui sera le trek le plus éprouvant de toute sa carrière.

  Son chemin de croix.

 

 

  Lorsqu’ils arrivent enfin en vue de Samalcande, quinze jours plus tard, la relation entre les deux gaillards a quelque peu évolué, si l’on peut dire. L’émérite bête de somme, les pieds en feu et les épaules à vif, sciées par deux épaisses sangles jadis chromées, sait des tréfonds mêmes de son âme qu’elle ne fera pas un seul pas de plus, lestée de son accablant fardeau, telle Atlas. Dû-t-elle, s’il le fallait, déchiqueter Mister crâne d’œuf à mains nues. Ou, d’ailleurs, employer n’importe quel stratagème, aussi vil et perfide soit-il, tant que ça pourra achever au plus vite son calvaire. Peut-être fracasser avec méthode son chauve caillou à coups de cailloux, justement ? Il projette, quand l’autre roupille.

  l’hybride honni, son sherpa en nage, son frein rongé, ses jérémiades et ses simagrées, rendent visite à Gorgdos, que Mégildas connaît bien pour avoir fait affaire avec lui, de longues et fastes années durant. Toujours carré, le bougre. Fiable et pro, jamais d’embrouille. Un saint homme, commerçant à l’os !

  Quand les deux gus s’engouffrent dans la gueule écarlate de la terrifiante monstruosité gothique, Magilan tombe des nues, en découvrant le bouge maléfique de l’antéchrist. Il capte direct, tout à coup submergé par un torrent déchaîné d’incrédulité, la recette du truc fadasse caoutchouteux dégueu qu’il a boulotté pendant tout ce temps-là. Dans la cruelle cathédrale, les indécents macchabées en suspens traversent la croisée du transept au pas, à la queue leu leu. Et vas-y que, sans concertation préalable, trois d’entre eux se mettent soudain à brailler comme des putains de possédés, pris style d’une subite crise d’hystérie collective panique, recadrée manu militari à grands coups de tuyaux rouillés, par une escouade de gros suppôts disciplinaires asservis au tyran tatoué. Les autres filent doux, psalmodient à voix basse, l’air de pas y toucher. C’est pas le jour pour l’hostie. Et toujours là, la lèpre uraniume, les verrues lourdes humiliantes qui de partout pendouillent en abondance. Sous l'abside, le sacro-saint autel a été remplacé par un âtre de crématorium en fonte, de calibre à laisser passer à l’aise un gros bonhomme couché, qui crève un incinérateur en pierre des plus ventrus, au gabarit d’une petite baraque. Quant à Monsieur le Curé, deux sosies crachés de Musclor et Rahan lui ont volé la vedette. Et de gestes aguerris, que la répétition a rendu aussi experts qu’exquis, ils balancent les damnés au feu, au rythme très régulier du glas de circonstance. Magilan, baba devant si barbare cruauté, imagine ce que doit être l’ultime vision de ces âmes foutues, juste avant leur trépas théâtral, tandis que deux blondes idoles grecques les entraînent dans ce qui sera, c’est clair, leur dernière valse à six pieds, avant l’antre ardent des enfers. Du tout cuit. Tout l’intérieur du vaisseau anthropophage, du sol au plafond, est baigné d’une chaude aura écarlate produite par l’étuve du feu grégeois crépitant qui s’échappe de la cheminée, sur le toit à quatre pans du gros four à pizza. Ya pas, ça brûle à plein régime, là-dedans. Après quelques banalités et autres incivilités d’usage, pour la forme et vite abrégées, les deux traqueurs ont rapidement la confirmation que les fuyards se sont fait voir céans. Et Gorgdos, évidemment, ne sait que trop bien pour qui Xavier s’est pointé. Magilan tente de faire bonne figure, mais du haut de ses 178 centimètres un quart, il voit très bien qu’il passe pour un insignifiant nabot anémié, entre Patere di Barbercule et Siniore Dragohican. Alors, lorsqu’il pénètre dans le fourre-tout fabuleux de Powder, il ne prend pas même le temps de jeter un seul coup d’œil sur les six cents étagères. Pas même sur Tom Cruise. Il se rue direct, comme un sauvage, sur le gros lard. Trop heureux d’enfin pouvoir montrer aux autres son savoir-faire. En matière d’interrogatoire.

 

 

 

 

  Le pauvre patachon sommé assaisonné, sonné, limite assommé, le visage en feu, gonflé comme un ballon de rugby des bleus, l’œil gauche en patate tuméfiée fermé pour un bon bout de temps, sans doute L3 et L4 brisées aussi, à la douleur phénoménale qui parcourt immanquablement sa moelle épinière à chaque fois qu’il s’aventure bêtement à tenter d’absorber un peu d’oxygène, aurait volontiers obtempéré aux requêtes du poulet dès la première baffe, et surtout avant la prise d’étranglement, mais ce dernier ne lui en a tout simplement pas laissé le temps, tout emporté qu’il était dans son zèle aviaire disjoncté, bien décidé à expulser d’une saine et soudaine rage-libératrice-pétrie-de-furie-confuse abandonnique, l’enfer prométhéen de cette dernière quinzaine et, tant qu’il y était, exorciser par la même occasion une décade de frustrations refrénées de caméras et autres vitres sans teint sous écoute du 22 impasse Poulaga. Ici, au moins, il peut se lâcher enfin, sans craindre opprobre ou infamie, ni même bavure, héhéhé.

  Mais la jolie dérouillée n’aura somme toute, pour ainsi dire, pas servi à grand-chose. Isenhar ? Mégildas et Gorgdos sont formellement catégoriques, intimement convaincus qu’il s’agit de foutaises pures et simples. Un ouï-dire putatif fantaisiste, invérifiable, et rien de plus. Une simple légende rurale ésotérique, colportée par les atonos, comme il en court un ramassis d’autres, tout aussi rocambolesques qu’abracadabrantes. L’homo lezardus, l’Afrique submergée, la Gwada oxydée par la rouille rouille, les luniens, les enfants de clone de Miliance, le monde caché et, pourquoi pas, ce putain de père Noël omnipotent, tant qu’on y est. À d’autres, Bullshit & Co. Eyes wide shut, ouais. Mais là n’est pas la question, le géant vénère ne l’entend pas de ce lobe d’oreille. Quand bien même dût-il aller dénicher la bohémienne aux confins de la Mandchourie, à Thulé, ou même fusse, si besoin, sur la lune, le colosse, lui qui pourtant n’est d’ordinaire que miséricorde, ne compte certainement pas laisser longtemps impuni ce double affront félon, ignominieux, inacceptablement humiliant, et, donc, tout à fait inexcusable, sur sa modeste personne. Qui a d’abord privé sa pomme de sa douce symétrie auriculaire, pour finalement cloner son apparence physique générale sur celle d’un tractopelle. Paye ton bras... Eux, en tous cas, ils devront payer, ça c’est sûr ! Et au centime près, d’une mort lente et pénible. Leurs jouants sont comptés. Point à la ligne.

  Powder se remettra, quant à lui, gueule cassée obligée, de l’agression barbare fortuite dont il fut ce jouant l’innocente victime. Mais, pour l’instant, le pauvre cuisiné est avachi, encore à moitié estourbi sur ses vieux rouleaux de tissu décrépis, éparpillés en vrac au sol. Un bras posé sur son tokamak portatif P3MSECAM [16] . Il sent une de ses canines branler, et son pif vient d’éjecter pas moins de deux bons litres d’hémoglobine, à la taille honnête de la tâche lie de vin qui se propage en cercle sur son t-shirt vert pomme Locoste préféré. Un peu chiffonné de tout ce désordre, c’est Gorgdos qui se réservera l’épitaphe lapidaire, mais pas moins toute pleine d’empathie, de cette désolante rossée, bon prince en verve :

  – Powd, j’m’excuse sincèrement pour l’attitude tout à fait inconvenante, et tout aussi complètement déplacée, du chihuahua psychorigide de Balthazar. Tu me connais, Poussière, je n’ai que de mauvaises fréquentations, pauvre de moi. Mais je t’assure faire tout ce que je peux pour améliorer ça. Si si. J’ai même pris un psy. Bon bref, c’est pas tout, t’as une nouvelle pièce magnifiquement chatoyante, posée là sur ton joli comptoir, qui m’a tapée dans l’œil de libellule ah ah ah, dès que j’suis arrivé, et qui me fait depuis du rentre dedans. Aussi, en gage de ma bonne foi, j’t’en offre cent sacs, euh cash. C’est parfaitement équitable, tu pourras pas dire le contraire, et on passe l’éponge sur ce malencontreux malentendu. Tu pourras les revendre, vieux végan, ou les sniffer, comme il te plaira. S’ce pas, Powd. Allez, hum, à la prochaine, cousin, ça baigne.

 

 

 

  La messe est dite. Alors, certainement pour le simple plaisir sadique né de la seule évocation du duel à mort cruel qui s’annonce à venir, entre le vieil emmerdeur et son plus fidèle fournisseur, l’indien buriné magnanime, apôtre catéchète du cannibalochristianisme, offre en obole aux deux compères jusque-là fort démunis, deux des puissants étalons espagnols de ses écuries. Des écuries des dépendances de sa chapelle, pardon. Et, à toutes fins utiles, de la poudre à foison, première crémation [17] .

  Le pactole : de l’or en barre   !

  En grand désarroi, le pauvre brigadier-chef interdit est maintenant sûr et certain, lui, d’arpenter les latrines puantes des Enfers, peuplées des infectes créatures à queue fourchue que lui décrivait mamie Yo, paix à son âme, dans des prêches aussi crédibles qu’exaltées, alors qu’il avait sept ans à peine. Peut-être, il s’interroge, a-t-il commis, à un moment ou à un autre, un péché capital, dans l’exercice compétent de ses fonctions régaliennes de défenseur dévoué, garant des bonnes mœurs de la République. Pourtant, il lui semblait vraiment ne pas trop avoir abusé tant que ça, ni des concussions, ni des excès. En tous cas, jamais ô grand jamais rien au-delà de ce qu’avaliserait son beauf Proc. Lorsqu’on incarne le bras armé de l’ordre public, dans son combat quotidien contre les forces obscures de la criminalité, on va pas non plus s’emmerder à faire dans le détail, s’arrêter à une petite approximation près, qu’est-ce que vous croyez ? Les faisceaux de présomption, vous connaissez ? Et puis bon, merde, un petit mensonge ou deux n’ont jamais flingué personne, à c’qu’il sache, et jusqu’à preuve du contraire. Et quand bien même, ça serait rien que de la légitime défense, quand on voit à quelle engeance on a affaire au quotidien ouh la la la la ! Et puis d’abord, c’est pas tous les jouants faciles de savoir votre corps discriminé, quand c’est pas purement et simplement honni, par 88,7 % de la population…

 

 

 

 

  Perchés, dodelinant sur XO, les quatre amis vernis ont repris leur lente progression. La panse pleine, rechargés d’eau à satiété et d’une grosse besace gonflée de légumineux variés, offerts de bon cœur par leur prodigue bienfaiteur. Au départ du chaleureux ermitage, la séparation fut bien émouvante. Même si leur rencontre est toute récente, le quatuor se demande franchement s’il aura même l’occasion de recroiser, de sitôt, une telle hospitalité philanthrope, au cours du long périple qui l’attend encore.

 

 

 

 

  Le sable ne serait plus maintenant qu’un souvenir tombé aux oubliettes, si le robot n’en conservait encore quelques croûtes crayeuses dissidentes, agrégées autour de ses vieilles articulations corrodées. C’est à présent un continent incliné de rochers et de caillasses, qui fait face à la petite troupe. Une toundra d’éboulis, de défilés, de traces quasi effacées, dont ne subsiste plus qu’une similihorizontalité, des anciennes départementales qui laçaient jadis le jeune royaume de Mâ. Mais plus aucun conifère. De buisson, Tintin. Nulle mousse même, pour donner vie à ces reliefs désespérément escarpés, déchirés, scarifiés, au silence de pierre et aux mille et une nuances de gris. L’ardoise harcèle XO, friable et glissant représentant deux attributs du revêtement précaire qui se dérobe sous ses gros sabots d’acier, que le vieux neuroproc a manifestement le plus grand mal à exploiter, malgré le nombre à 15 zéros de calculs qu’il est, paraît-il, chaque seconde apte à encaisser, avec ses petites synapses en silicone. La mule progresse à pas prudents, son centre de gravité rabaissé au plus près du sol, comme un nourrisson arpente le monde nouveau. Ils n'ont pas une idée très précise de la région exacte sur laquelle serait érigée Isenhar, à supposer seulement que celle-ci existe bel et bien. Contourner le fier massif montagneux par l’estuaire jadis creusé par le delta du Rhône, puis longer ensuite la côte méditerranéenne par les chemins de Provence, aurait pu être une solution tout à fait envisageable, nettement moins riche en dénivelés, et en caillasses, calquée sur l’ex-autoroute et le tracé du TGV, si les bassins phocéens n’avaient été violemment pétris par les secousses de Zéro. La région s’illustre depuis par ses 156 canyons référencés, qui rendent sa traversée au moins fastidieuse, sans doute impraticable, si ce n’est impossible. En tous cas inenvisageable.

  XO gagne rapidement en altitude. Le mercure suit une trajectoire inversement proportionnelle. Le jouant devient doux, les nuits polaires. Sans aucun comburant à enflammer, les amis flapis emmitouflés dans leurs grands tapis pourris en sont réduits à se réchauffer, comme ils le peuvent, tassés, blottis, tremblotants sous leur quechua qui frissonne, assaillie par le souffle glacial de Mâ, rivée à la caisse centrale tiède du rob qui réfracte généreusement la nuit la chaleur emmagasinée au jouant, par ses gros stators FLHFKMM.

  Un matin, à leur réveil, dans le cheptel de gros chapeaux gris veinés de ténèbres, apparaissent deux, puis trois, puis quatre sommets, dressés droit vers les cieux, d’une opalescence OMO éclatante, aveuglante. Comme de la colombienne triple C. Comme autant de crocs magnifiques de la planète bleue blessée. Xavier tente de suivre une ligne droite générale virtuelle, aidé de sa carte cradosse et de sa boussole rongée, tout en restant souple aux contraintes topologiques les plus aiguës. Ce qu’il a, d'ailleurs, toujours fait, depuis ses premiers pas en Nécrorope. Mais ici, cela se révèle toutefois un peu plus coton, peut-être finalement périlleux même, lorsqu’ils doivent emprunter de vieilles corniches étranglées qui longent des abîmes sans fin de rocaille, suivis par le précautionneux Kadru surchargé, dont la marge de manœuvre se réduit souvent, pour ne pas dévisser, à emprunter ses allures au dahu alpinensis tacheté. Puis, par un aprèm hivernal, mais radieux, alors que la joyeuse clique a, à peine, repris sa rando pédestre, XO franchit un pas rocailleux, comme il l’a déjà cinquante fois fait ces temps derniers, et dévoile à huit yeux ébaubis le panorama époustouflant d’une doline gigantesque.

  Vivante.

  Mille sapins centenaires, dont le faîte des plus élevés culmine au moins à cent quarante pieds, cernent un lac admirable d’une aquarelle turquoise, sans nulle autre pareille, que seuls les récifs de montagne ont le don de savoir, avec justesse, peindre. De partout, des essences endémiques de toutes formes, du lichen parasite aux inflorescences grasses et charnues, célèbrent leur fractal entrelacs, en d’enchanteresses noces chlorophylliennes et revendiquent fièrement leur place, gagnée tout autour de ce bassin mère millénaire fabuleux, tout droit sorti des rêves sublissimes des Dieux.

  Le lac d’Allos, le plus grand, le plus élevé, le plus majestueux des lacs d'altitude d’Europe, est, de toute évidence, resté sourd à la grande débâcle. À leur gauche, les ruines de l’ancienne chapelle de Sainte Jeanine surplombent le refuge restaurant négligemment abandonné, puis maltraité, que le lierre alpestre parasitus grattus a entrepris de recouvrir, abondant, dans sa timorée, mais irréductible, progression végétative. Chaque nouveau pas en cet univers magique est source d’émerveillement. Pour Iliah, nul doute qu’une expédition exploratoire sur une des lointaines lunes de Jupiter aurait représenté une aventure assez similaire. Dans l’enclave électrifiée de la jeune évadée des terres de poussière, seuls quelques malheureux chênes rescapés, hélas aussi chétifs que maladifs, disputent une joute perdue d’avance contre la végétation de nanopolymères, qui recouvre dorénavant chaque mètre carré des abords des artères bitumées. Son cœur tressaute déjà, en croisant sa première sauterelle, mais lorsqu’une marmotte file, ventre à terre, dans son terrier, juste après avoir averti ses congénères d’un astucieux coup de sifflet qui, à lui seul, a réveillé toute la vallée, la miss des plaines effectue un bond marsupial réflexe, qui dresse autour de sa tête un magistral, cocasse et voluptueux, soleil noir capillaire. Tous croyaient ce monde disparu, enfoui dans de si lointains souvenirs pour leur aîné. Fictif, mythique et merveilleux pour la Milienne. Ou bien encore, sujet d’une ante-utopie vivace, mais définitivement perdue, pour les deux cybers citadins. Iliah ne lâche plus des yeux les truites arc-en-ciel. Le clan s’est calé sur les rochers plats, semés aux abords du lac, qui, de sa surface ridée, reflète la forêt primaire, majestueuse, et le bleu saphir de l’éther, dans son ondulante féerie inversée. Tous croquent en rythme leur quatre-heures en barres de scarabées suisses. XO s’est recroquevillé au soleil. Dès que l’ombre des hauts conifères atteindra ses vieilles plaques photovoltaïques sales, sous la course infinie de l’astre solaire, alerté par ses senseurs thermiques, le bot se dressera, pour partir en quête d’un proche espace ensoleillé. Dans une logique implacable, qui mime étrangement les errements incertains d’un gros félin hypersomniaque, bien décidé à se taper une bonne grosse sieste zen au soleil. Les poissons élancés glissent, habiles, entre deux eaux, évitent avec panache les tentatives gauches d’Iliah pour les appréhender à mains nues. Trois marmottes, grasses comme des marcassins corses, ont, a priori, jugé d’un commun accord que les intrus pouvaient se montrer dignes d’intérêt, dressées discrètes en surplomb au milieu des hautes herbes hérissées et des vigoureuses gentianes jaunes en bourgeons. Figées debout, leurs pattes antérieures ballottent le long de leur torse ventru, leurs grands yeux ronds interrogateurs et angoissés, tout noirs, braqués droit sur le petit groupe. Les rongeurs observent, néanmoins, une distance de sécurité convenable, que le règne animal a décidé à l’unanimité d’adopter, depuis des ères immémoriales, avec plus ou moins de succès, il faut bien l’avouer, envers son, aussi imprévisible qu’irresponsable, frère à deux pattes. Il leur semble avoir découvert ici un éden païen, une authentique oasis miraculée, ceinte de son écrin de pierre, comme peut-être Mars en connut-elle, si elle fut jadis recouverte de quelque exubérante végétation extra-terrestre, juste avant de devenir l’ocre sarcophage démoralisant que l’on connaît aujourd’hui. Tous ont jaugé, enchantés, leur environnement exceptionnel. Sa fragile unicité. Son incommensurable beauté, lovée au sein d’une chrysalide sacrée. Assiégée de toutes parts par la mort. Tous sont convaincus de laisser leurs sœurs marmottes vaquer à leurs frileuses activités. Dans l’espoir que celles-ci finiront tout de même, amadouées, par accepter leurs tentatives d’offrandes quotidiennes. Par contre, les truites dodues sont légion. Elles prolifèrent par milliers dans ce vivier fantastique, crèvent de bons vifs et désinvoltes la surface plane des eaux, pour se repaître goulûment d’imprudentes nymphes et demoiselles écervelées. Xavier le sorcier a préféré partir, lui, en quête de racines, avide d’explorer par la même occasion la chrysalide sacrée, alors que les trois plus gamins, flanqués de longues branches de pins sycomores taillées à la va-vite, entament une session de pêche à l’arrache. Ils ont dégoté une p’tite plage de galets, à cent mètres du campement à l’ouest, par laquelle ils ont pénétré dans l’onde plus que fraîche, comptant bien s’y émerger au max du max jusqu’à la taille. De ses candides yeux noisette, écarquillés tout ronds, et en plus tout pétillants, la jeune Milienne découvre un infime échantillon du patrimoine inouï dont le genre humain a finalement réussi, à force de bêtise, à priver sa planète. Deux leçons de choses, simultanées, vont lui être révélées : l’adhérence nulle de l’ardoise sous l’eau, et comment maintenir son nez, ou à défaut au moins ses lèvres, au-dessus du niveau de la surface, d’un impayable enchaînement impro de grands moulinets de bras affolés. La première prise revient à Indi qui, après cent ratages malheureux, harponne de justesse les flancs d’un des charnus poissons gris frétillants, qu’il extirpe du lac dans un très poétique arc aquatique, étincelant de mille paillettes d’argent, magnifié par les chauds rayons de l’astre bienveillant, et plébiscité par les enthousiastes hourras hilares des duettistes, là. Xavier a, quant à lui, dégoté dans ses prospections chrysalidiques, de biens curieux champis, vert menthe et tout collant baveux, à collerette. Au sud, coiffés de lourdes et obscures nuées, cinq pics se dressent à plus de trois mille, majestueux, d’une blancheur irréelle qui sature la cornée. Et tous savent que c’est là, justement, la direction dans laquelle ils devront s’engager, le jour prochain qui se présentera certain, où il leur faudra abandonner ce paradis arboré niché, précieux, onirique et nourricier, pour se relancer à la poursuite de leur si cruelle chimère. Dans l’éboulis caillouteux qui surplombe les flots étincelants, vestige de l’ancien glacier qui se déversait à la base des cinq éminences, lors d’une rando en éclairage du trajet qu’ils auront bientôt à emprunter, ils aperçoivent une harde de bouquetins, agilissimes silhouettes brunes qui bondissent fièrement de roche en roche, dans d’impossibles sauts d’équilibristes. Comme les marmottes, à distance respectable, les adroits bovidés considèrent les sapiens, dans des postures aussi farouches qu’étonnées. Leurs cornes spires magnifiques captent à elles seules toute la luminosité du soleil.

 

 

 

 

  Nos quatre amis ne peuvent se résoudre à quitter ce havre inespéré, dont dame nature les a par accident gratifiés, une longue quinzaine durant laquelle ils usent, abusent même, de ses inestimables largesses, profanant sa flore comme ses eaux, s’aliénant ses aquactones délicieux. Très haut, au-dessus d’eux, à la tombée de la nuit, un aigle royal veille, en larges circonvolutions planées, sur la vallée, telle la fiduciaire sur l’entrepreneur infortuné, en quête de petits rongeurs crieurs. Le conflit se joue à coups d’a capellas stridents, soit exaspérés, soit désespérés, qui traversent le creuset en se réverbérant contre ses immenses parois noires. Le majestueux prédateur ailé s’est fendu, sous leurs yeux, de quelques magistraux piquets, enlevés, de toute beauté. Si son ramage se rapporte à son plumage, ce doit être le Phénix des hôtes de ces bois.

 

 

 

 

  Puis, regonflés, mais le cœur lourd, nos amis finissent par reprendre leur improbable expédition. Rassurés quand même de connaître l’existence de ce sanctuaire oublié. Quitte à y revenir, si par malheur leur chasse à la cité perdue ne devait jamais aboutir à rien. La pente abrupte de graviers, devant eux, qu’ils vont devoir affronter dès les houantes à venir, et qui ne sera que la première d’une très très longue série, dépasse allègrement les cinquante degrés, et se trouve du coup inaccessible au pourtant, omniterrain, XO. La chose inattendue, devenue leur complice d’infortune, finalement aussi fidèle et attachante qu’aurait pu l’être une vache domestique, bien plus discrète et docile, un peu plus inhibée quoi, achève sa course, camouflée sous un taillis fait de mousse et de branches mortes, à l’ombre bienveillante d’un gros sapin séculaire, reconnaissable entre tous. Et chacun se fait la promesse, tacite, de revenir le trouver, un de ces jouants, pour l’extraire de sa retraite bien méritée, enveloppé de la vie originelle qui, dans sa lente, mais inaltérable évolution industrielle, a conduit un temps une espèce, narcissique et mégalo, à créer, à son image, des machines qui pensaient.

 

 

 

 

  Chargées de sacs trop lourds, et de jerricans gorgés du nectar le plus pur de ces mondes altérés, quatre silhouettes noires reprennent l’interminable escalade des arêtes rocheuses du grand bastion escarpé.

Chapitre 17
Chapitre 19

[16]   Tri-Prion de Maroilles Salé Electrostatiquement Caillé à Maturité

[17]   Tu veux des détails ? T’es sûr ?